11. Le yaourt putassier (1/2)

Publié le 28 mai 2014 par Pouhiou et Gee

Le principe de cette bastardise nous a été insufflé par Katryn. Merci à elle pour l’inspiration.

Être un connard de l’agroalimentaire est un réel défi. Ce n’est pas un marché où l’on aurait droit à l’erreur. Quand vous avez des tonnes de produits périssables à faire circuler à flux tendu, la moindre baisse dans les ventes forcerait vos commanditaires à la promotion, la baisse de prix, la destructions de denrées ou pire : le don à une banque alimentaire. Donner les surplus de son produit aux nécessiteux semble avoir ses attraits. C’est une façon simple de faire baisser ses taxes, s’acheter une conscience et se positionner en bienfaiteur. Mais pour votre produit, c’est surtout un enterrement de première classe, l’annihilation totale de son image de marque.

J’ai relevé le défi d’œuvrer pour une compagnie de produits laitiers. Clause de confidentialité oblige, nous protègerons leur anonymat en leur donnant un faux nom au hasard, par exemple… Neslait. Mon commanditaire venait juste de racheter la marque « La Yaourtière », et souhaitait donner un coup de jeune à ces desserts fades et rustiques vendus dans de petits pots de verre. Bien entendu, les gens de Neslait sont venus à moi avec des idées plein la tête et le langage de celui qui se prend pour un publicitaire parce qu’il a vu le film 99 Francs.

Il est essentiel d’écouter les idées de son commanditaire, car elles nous indiquent la bonne direction à prendre : la direction opposée. Hors de question de conserver les pots en verre, chers, lourds et qui vont remplir les étagères du haut des placards. Si le consommateur veut des contenants en verre designés, il peut les acheter chez son suédois le plus proche… Le plastique moulé, lui, rappelle que pour tout yaourt jeté, il faut courir en racheter un autre. Quant à l’hérésie de leur pot cubique… Disons que je dus user de toute ma force de persuasion pour leur faire comprendre combien l’idée était mauvaise.

Si les pots de la yaourtière de votre grand-mère (dont s’inspire la marque éponyme) sont ronds, c’est pour répartir la chaleur du bain-marie afin que le lait caille uniformément. Le yaourt industriel, lui, est un produit déjà caillé que l’on verse dans un pot de plastique thermoformé. Philippe Stroke avait compris que cet artifice était superflu et avait conçu le pot industriel parfait : compact, facilement empilable, il diminuait drastiquement le volume des palettes et permettait ainsi d’en livrer plus à moindre frais. Parfait, donc, dans le monde des bisounours qui croit encore que le marché peut se convertir à l’écologie. J’ai conçu mon emballage à l’inverse. Ventru, au col étroit, avec un fond rebombé à l’intérieur… Le verdict du panel clientèle fut sans appel.

Tout est une question d’apparence. Le pot doit être volumineux, se gonfler d’orgueil et de vide pour que l’acheteur moyen puisse s’y identifier. Les creux et les bosses jouent donc un rôle primordial dans cette affaire ; le récipient souligne plus l’air extérieur que le produit qu’il contient. Voilà un argument qui parle à mes commanditaires. Mais le véritable intérêt de ces angles arrondis et autres bombures est tout autre. Je les ai étudiés tout spécialement pour que la cuillère moyenne ne puisse jamais parfaitement les racler. Celui qui voudra finir complètement son yaourt devra donc pratiquer une sonde minutieuse et patiente… d’au moins autant de temps qu’il n’en faut pour manger le yaourt en question.

Doubler le temps d’interaction avec le produit, c’est doubler son importance. Un yaourt que l’on avale en trois bouchées ne laisse aucun souvenir au consommateur, qui n’ira pas en racheter. Le dessert contre lequel on s’est battu jusqu’à la dernière cuillère, lui, va nous marquer de son empreinte. Voilà un produit qui a de l’identité ! Dès lors, Neslait m’a laissé jouer avec la plupart de ses produits. Si votre fromage à tartiner est vendu dans un rectangle de carton aux angles biseautés, si votre yaourt aux fruits a un fond crénelé, si votre dessert chocolacté présente des parois alvéolées… ce n’est pas uniquement pour se donner une grotesque importance sur les étagères du supermarché… Mais bien pour vous bouffer du temps de vie, pour capter votre attention et vous donner l’illusion d’être indispensable.

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