10. L’obsolescence de la baleine
L’objet de cette bastardise nous a été insufflé par Goofy. Merci à lui pour l’inspiration.
Si nous vivons aujourd’hui l’âge d’or du connard professionnel, une époque bénie où le métier d’ingêneur est non seulement reconnu mais aussi célébré, n’allez pas croire que notre génération ait inventé ou découvert les bastarderies… Ce serait là un manque d’humilité et de modestie indigne des connards en général et de mes cours en particulier. Tout au long de l’histoire, des hommes (et, aussi surprenant que cela soit, parfois même des femmes) ont usé de gêne et de malveillance pour tirer avantage d’une situation et vendre cet avantage au plus offrant. Ainsi, par exemple, nous devons le concept révolutionnaire « d’obsolescence programmée » aux luttes féministes des années 60.
À vrai dire, il y eut très peu de soutiens-gorge brûlés lors de ces luttes. Néanmoins, l’image fut si forte qu’elle marqua les esprits. Soutiens-gorge, corsets, jarretières et autres vêtements à baleines devinrent le symbole de l’oppression des femmes à travers l’occident. Évidemment, le marché de la bonneterie s’effondra rapidement, laissant sans emploi de nombreuses ouvrières et petites mains hautement spécialisées dans la couture à armature. Fedora Emmen était maîtresse d’œuvre dans une confection de sous-vêtements états-unienne. C’est le soir même où son patron apprit leur licenciement à toutes ses collègues de l’atelier qu’elle décida de le reprendre pour en reconvertir la production. La légende dit que c’est en levant les yeux au ciel qu’elle eut cette idée.
Il faut bien se rendre compte combien ce fut courageux, pour une femme de cette époque et dans une culture au patriarcat si marqué, de prendre ainsi la direction d’un business. Mais Fedora était une femme au sens des affaires inné, pourvue d’une grande force de persuasion. Elle savait qu’il lui fallait un produit à la fois indispensable et périssable. Finis les soutiens-gorge de qualité pouvant se transmettre par héritage sur trois générations. Sa production serait peu chère, largement répandue et assez défectueuse pour que le péquin moyen en consomme au moins un par an. Sacrifier la qualité pour augmenter la quantité fut une idée très difficile à imposer aux ingénieurs de la bonneterie, qui furent vite limogés.
On croit souvent, à tort, que le métier de connard professionnel est réservé aux hommes. Or le culte de la performance que leur impose notre culture patriarcale est souvent un frein à l’inventivité des l’ingêneurs. L’ingêneuse, elle, n’hésite pas à pratiquer le sabotage volontaire, ne se sentira pas émasculée de faire moins bien, et n’hésitera pas à changer les règles d’un jeu qui l’ennuie. « La femme sera l’égale de l’homme quand la conne sera l’égale du con. » Cet adage de Les Malpolis est un hommage caché à Fedora Emmen, qui inventa le concept d’obsolescence programmée en voulant vendre plus de parapluies.
Aujourd’hui encore, je déplore que très peu de femmes embrassent la carrière de connasse professionnelle. Tout libérés que nous croyions être depuis la révolution sexuelle et la contraception, nous en oublions de voir les habiles conditionnements de la « virilité performante » et la « douceur féminine ». Cela est une bonne chose : de telles discriminations, de tels tris sont la base du marketing, et facilitent les manipulations de masse qu’aime à pratiquer l’ingêneur. L’exemple de Fedora Emmen nous rappelle que seules des êtres exceptionnelles prennent conscience de ces corsets culturels, prennent en main leur vie et prennent du plaisir à accueillir leur mari, le soir, après une longue journée de travail.