06. Ne faites plus, faites faire !

Publié le 02 avril 2014 par Pouhiou et Gee

Cet épisode est une idée originale de Frédéric Urbain, qui en a co-rédigé le scénario. Merci à lui de son partage.

Quand j’ai débarqué à Bercy, j’avoue que ma curiosité était piquée au vif. Oserais-je avouer que j’étais légèrement impressionné ? Le Ministère des Finances a quand même la réputation d’abriter les plus éminents dyptéro-sodomites de France. Quelle plus-value pouvais-je bien apporter à des experts de ce calibre ? Bien entendu, je ne commis pas l’erreur d’entrer par la grande porte en m’annonçant à l’accueil. Non. Je le fis délibérément histoire de tester la réactivité de leur personnel.

Après m’avoir aiguillé vers un discret petit ascenseur de service, on m’a drivé dans le bureau d’un ponte qui donnait sur la Seine, le métro aérien, et le POPB. Là, un haut fonctionnaire m’a expliqué le problème. La saisie des feuilles d’impôts mobilisait des dizaines d’agents pendant des semaines entières, sans que cela n’empêche les erreurs de saisie. Voir tous ces agents effectuer une si basse besogne alors qu’il pourraient passer leur temps à redresser les vaches à lait contribuables désespérait mon commanditaire.

Comme de coutume avec l’administration, je n’avais pas la moindre idée de ce que l’on attendait de moi. C’est là l’essentiel du travail d’un bon ingêneur : tirer les vers du nez de son client. Avec un peu de chance, à force de vous dégoiser son histoire, ce qu’il croit vouloir et ce qu’il espère devenir… Votre commanditaire finira — souvent par mégarde et sans s’en rendre compte — par faire le travail à votre place.

C’était la grande époque du Web 2.0. Des centaines de blogs allaient naître, avec des articles nullissimes et des commentaires passionnants. Des engueulades homériques. Des trolls affamés. Je suivais ça de près. Cette propension du bas peuple à devenir frénétique dès qu’on lui met un formulaire interactif sous le nez. Cette envie qu’a l’internaute moyen de cocher des cases et de donner son avis, se croyant ainsi part d’un système qui l’utilise…

Le plus dur dès lors a été d’adapter ma proposition au langage des décisionnaires qui devaient l’approuver. Il a fallu quelques douloureux Powerpoint, un rapport d’une soixantaine de pages avec moult tableaux prévisionnels bidonnés que personne n’a jamais lus… Mais surtout, il m’a fallu l’argument massue. Alors, j’ai fait une recommandation (une « reco », comme on dit chez les pros) mise en valeur comme l’eût fait l’énarque un poil trop enthousiaste du mulot.

Vous connaissez le résultat de cette recommandation, vous l’utilisez chaque année. C’est LA DÉCLARATION DE REVENUS EN LIGNE. C’est le contribuable qui remplit lui-même, derrière son ordinateur, sa feuille d’impôts. Même que les premières années, pour appâter le badaud, on lui a offert 20 € de bonus. Tout fier de participer à l’évolution de la société, tout fier d’être un geek fiscal. C’est du crowdsourcing avant l’heure, où l’amateurisme des contribuables bénévoles a toute sa place.

Bien entendu, cette méthode consistant à reporter la charge de travail et l’entretien des bases de données par les gens eux-mêmes est depuis monnaie courante en ligne. Je suis fier de dire que j’ai participé à quelques-unes des méthodes les plus subtiles, telles que le billet de train qui vous demande vos noms et date de naissance, ou les emails demandés à chaque passage en caisse d’une chaîne de vêtements. La modestie m’empêche de vous dire qui remporta un Orwell Award pour ses protocoles qui consistent à croire non pas en l’honnêteté des gens, mais en leur manque d’envie de mentir (trop fatigant).

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