12. Le yaourt putassier (2/2)

Publié le 18 juin 2014 par Pouhiou et Gee

Concevoir un yaourt suffisamment pénible pour qu’il marque le client et le rende faussement addict est une chose. Une chose importante. Le vendre, c’est-à-dire amener le client à acheter sa première dose en s’identifiant à la came, en est une autre tout aussi essentielle. Malheureusement, votre commanditaire va, une fois encore, avoir son avis sur la question. Ne lui en voulez pas, c’est son rôle : il se doit de vous exposer sa médiocrité… Sans cela, comment lui démontrer que son intelligence réside dans le fait d’engager un connard professionnel pour penser à sa place ? C’est ainsi que j’eus un nouveau rendez-vous avec les représentants de Neslait.

On ne le dira jamais assez : il faut éduquer vos commanditaires. Le plus souvent, la pédagogie est affaire de répétition. Un bon connard doit donc s’armer de patience comme de constance. Une petite dose de sadisme professoral vous sera un atout non négligeable. Car, jusqu’à ce que l’esprit inférieur qui vient vous voir comprenne son erreur, les mêmes causes doivent entraîner les mêmes effets. 

Hors de question d’utiliser encore une fois leur insipide « femme ni… ni… » dans une charte graphique plus saturée de sépias qu’un filtre Instagram. Il nous fallait une identité forte, de la quarantenaire normande à la peau laiteuse et aux seins lourds dans un packaging criard jaune et bleu qui fait bien mal aux yeux. Donner du caractère à un insipide yaourt industriel bourré d’antibiotiques ne suffit pas. Il faut en exagérer les traits, le caricaturer jusqu’au burlesque. Dans le jargon des connards, l’on dit que le produit doit être « maquillé comme un camion volé », ou encore « attifé comme une pute des boulevards »

La yaourtière du passé, matrone aussi asexuée qu’affairée, s’en tenait timidement à poser dans un coin de la languette de carton qui reliait les six pots de verre. Exposer ainsi ce produit vaguement laitier sous si peu d’emballage, c’est réaliser l’exploit de prendre le client pour encore plus stupide qu’il n’est réellement. On ne met pas en valeur un produit industriel, dont chacun sait qu’il est insipide et réconfortant. On met en valeur l’artisanat précieux et l’art qui dérange. Même s’il a envie de croire en l’histoire d’un yaourt d’exception, le consommateur sait, au fond de lui, que la pâte blanche sort du cul d’une usine. Cela ne sert à rien de mettre ces desserts lactés en exergue. Au contraire, il faut entourer les pots en plastique d’un maximum de carton. 

Tous les goûts sont peut être dans la nature ; mais dans un supermarché, la subtilité n’a pas droit de cité. Il faut être le plus présent sur les étagères, que votre produit saute littéralement du rayonnage. Les packagings minimalistes aux couleurs douces et harmonieuses se feront piétiner sans pitié par la horde de chalands chamarrés qui vous crient leurs coloris cyanosés au visage. Vous ne le voyez pas, mais dans chaque rayon de votre grande surface, il y a des centaines de produits parés de leurs plus beaux atours, s’étant mis sur leur trente-et-un rien que pour vous séduire… Un esprit simple en déduirait que vous devriez vous sentir comme ceci…

Bien évidemment, aucun connard digne de ce nom ne laisserait le client être le roi. Qu’il le croie, c’est une chose essentielle. Mais cela doit rester de l’ordre du fantasme inaccessible : car un client conscient de son pouvoir est un client perdu, hors de notre portée car soudainement pourvu d’indépendance cérébrale. Au contraire, cette opulence de couleurs, d’écritures, d’images et de formes ; cette accumulation orgiaque de produits en manque d’attention n’a qu’un seul et unique but : vous aliéner. Faire remonter en vous cette peur primale que l’on connaît lorsqu’une ribambelle d’enfants fait soudainement de vous le centre de leur intérêt. 

L’effet est radical, calculé et garanti : le roi devient proie.

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